Chers amis,
En cette veille de Chabbat Ha-gadol précédant la fête de Pessa’h, nos pensées vont tout d’abord vers les familles et les proches de notre communauté touchés par la perte d’êtres chers et plongés dans le désarroi le plus total. La communauté juive paie un lourd tribut depuis le début de la pandémie du COVID-19. L’être juif se vit tellement en communauté que nous n’étions pas préparés à la distanciation sociale que nous impose ce fléau.
Au traumatisme de la disparition brutale de l’être aimé s’ajoute celui de l’impossible hommage du fait du nombre restreint de personnes autorisées à se rendre aux obsèques et de la fermeture des synagogues empêchant l’organisation des prières de deuil.
Dès que nous serons sortis de cette sombre période, il nous reviendra d’aménager des temps de prière afin d’aider les affligés dans leur travail de deuil en les entourant et en leur permettant de mettre des mots sur leur souffrance.
Que l’Eternel leur apporte la consolation. Qu’Il accorde le repos et le salut à ces âmes.
Que l’Eternel accorde la guérison à tous les malades hospitalisés et qu’ils puissent rapidement retrouver leurs proches.
Que Dieu bénisse tous les soignants qui paient parfois de leur vie leur souci d’autrui car ils vont au delà de leur devoir. Rappelons que si le Lévitique (XIX, 16) prescrit de porter assistance aux personnes en danger, nos sages sont presque unanimes pour considérer que cet impératif éthique ne s’applique pas lorsque cette assistance fait courir un danger certain et même éventuel au sauveteur.
Il y a près de 3500 ans, un Chabbat 10 Nissan – cette année Chabbat Ha-gadol tombe le 10 Nissan – Dieu demandait aux hébreux de prendre un agneau et de le garder jusqu’au 14 Nissan où il faudrait alors l’égorger et le griller en attendant de le consommer le soir du premier Pessa’h célébré par nos ancêtres en Egypte. Chabbat Ha-gadol, « le grand Chabbat » ou plus précisément « le Chabbat du grand » miracle doit sa dénomination à la provocation suicidaire qui consistait pour les anciens esclaves à dire aux égyptiens que l’une de leurs divinités – l’Egypte antique vénérait plus d’un millier de dieux et déesses – serait sacrifiée quelques jours plus tard sans que ces derniers ne puissent les en empêcher. Cette année là, nos ancêtres furent confinés dans leurs maisons tandis que la mort frappait les premiers-nés d’Egypte. Cette année nous serons nous aussi reclus dans nos maisons tandis que la mort rôde au dehors.
Cette année, Mah nichtanah (« En quoi diffère » cette nuit-ci des autres nuits ?) ne sera pas questionnement mais affirmation. Nous constaterons combien cette nuit est différente des autres nuits de Pessa’h. Toutes les autres nuits jeunes et moins jeunes se retrouvent ensemble à la table du Seder. Cette nuit-ci nous serons séparés de nos anciens, de nos parents et grands-parents. Nous ne connaitrons pas la joie de nous retrouver en famille élargie, de faire dialoguer les générations dans le rire et la bonne humeur. Toutes les nuits le Seder est précédé de l’office à la synagogue où nous avons prié au côté de nos amis notre famille de cœur. Cette nuit-ci, nous prierons chez nous et nos pensées iront vers ces fidèles amis et vers notre synagogue désertée, ce lieu de prière et de vie où retentit le brouhaha des enfants et des adultes heureux de s’y retrouver lors des grandes solennités.
Toutes les autres nuits nous accueillons à nos tables des amis et des personnes qui ne savent pas célébrer le Seder et que nous guidons et accompagnons avec des explications parfois transmises depuis la nuit des temps. Cette nuit-ci, nous réserverons nos commentaires à nos conjoints et à nos enfants, à celles et ceux avec lesquels nous sommes confinés depuis des semaines. En aucun cas nous ne prendrons le risque d’ouvrir nos portes parce que dans notre tradition la sauvegarde de la vie prime sur tout le reste.
Notre centre communautaire n’accueillera pas les familles et les personnes qui, traditionnellement, s’y rendent chaque année parce que ressentant le besoin de comprendre les nombreux rites de cette soirée ou de ne pas rester isolés.
Toutes les autres nuits nous posons des questions sur l’esclavage et la sortie d’Egypte. Cette nuit-ci, nous nous poserons des questions sur cette forme de privation de liberté qu’est le confinement – que nous apporte-t-il nonobstant ses difficultés, comment a t-il modifié en profondeur notre rapport à nous-même et à nos proches ? – et exprimerons ardemment le souhait d’en sortir. Notre vie juive aura été profondément bousculée. Nous ne la vivrons plus jamais comme une évidence.
La vie des hébreux et des égyptiens ne fut plus jamais la même après l’exode.
La nôtre sera radicalement différente marquée par une époque où l’autre fut perçu comme un danger celui qui peut me contaminer. Il nous faudra soutenir toutes les personnes fragilisées économiquement par la pandémie. Cette crise en mettant à mal nos solidarités, en nous coupant les uns des autres, nous aura appris que la mondialisation n’est pas un vain mot, l’ennemi invisible ayant affecté et infecté tous les peuples. Elle nous aura également enseigné que le Créateur nous a donné en partage une seule Terre qu’il faudra préserver pour nos enfants. Ils seront peut-être les grands bénéficiaires de cette révolution des consciences. Nous n’oublierons pas le silence assourdissant de nos mégalopoles et le gazouillis des oiseaux que nous n’avions plus entendu depuis si longtemps. Gaïa aura respiré durant cette parenthèse. A nous d’agir afin qu’elle n’étouffe pas à nouveau.